Lieux-Dits D'un Malentendu Culturel

 

Introduction

Nous pouvons nous haïr — l’histoire l’atteste peut-être —, nous pouvons nous aimer — l’histoire l’atteste sûrement —, mais nous ne pouvons pas nous comprendre. Cette incompréhension réciproque explique peut-être ce que nos relations ont pu avoir de passionnel — au niveau individuel — ou d’opportuniste — au niveau politique.

N’y a-t-il pas un paradoxe à commencer par un aveu d’impuissance ? Peut-être pas. Il s’agit précisément de comprendre les raisons de cette incompréhension.

Or, plus on lit sur la Polynésie et plus une impression ambiguë se dégage. À la fois le sentiment que tout a été dit et celui que rien n’a été vraiment dit.

La contradiction a, par nature, quelque chose de frustrant et de stimulant : il s’agit de comprendre. La raison en est finalement assez simple : des observations des premiers découvreurs aux doctes analyses de nos contemporains, c'est souvent les mêmes choses qui se disent. Une bibliographie considérable existe1. Des auteurs d’horizons différents, aux méthodes et aux perspectives diverses, se sont penchés sur l’altérité polynésienne. Pourtant, il faut en convenir, ce qui abonde, c’est moins la nouveauté que la répétition. Chaque observateur, sans doute, a-t-il son approche particulière et apporte-t-il une nuance pertinente mais, au final, peu de grandes révélations. Tout se passe comme si Wallis, Cook, Morrison, Ellis, Orsmond et Moerenhout avaient dit l’essentiel. Une telle remarque ne se veut pas polémique. Après tout, il est légitime que les premiers arrivés aient formulé l’essentiel puisqu'eux seuls disposaient, pour ainsi dire devant leurs yeux, de leur objet d'étude : la culture polynésienne. Ils n'avaient pas à la reconstituer. Reste qu'ils l'ont autant interprétée qu'observée. Faut-il alors en conclure que tout a été dit, qu'il n'y a plus rien de vraiment important à dire ? Assurément pas. La pauvreté est dans l'objet ou dans celui qui regarde. Ce n'est pas l'objet qui se répéte mais les observateurs incapables de tenir un autre discours, de porter un autre regard.

On ne peut pas prétendre connaître un pays nouveau sans quitter une caravane où l’on a reconstitué son intérieur douillet ; on ne peut pas parler de l’Autre sans avoir au préalable fait, à fin de liquidation, l’inventaire de nos lieux communs et de nos certitudes.

Notre propos est double. Il s’agit d’abord de relever les principaux leitmotive du discours occidental sur la Polynésie. Ce recensement n’a pas la prétention d’être exhaustif mais simplement de montrer la réalité de ce discours, identique à lui-même pour l'essentiel, depuis plus de deux siècles. L'existence de celui-ci établi, il conviendra ensuite d'en rendre compte. L’analyse portera, on s’en doute, non pas sur l’objet mais sur le sujet du discours. C’est en effet toujours dans le sujet, jamais dans l’objet, qu'il y a obstacle épistémologique. On sait bien que les observateurs de l'altérité ne voient et ne peuvent voir que ce qu'ils veulent voir, ils décrivent moins ce qu'ils voient qu'ils ne voient ce qu'ils décrivent.

La civilisation polynésienne, précisément par son altérité radicale avec la nôtre, est l’objet privilégié de toutes les fascinations, de toutes les dérives intellectuelles — de la nostalgie proarchaïque antioccidentale au paternalisme à peine déguisé d’un évolutionnisme bon teint. On aurait tort d’imaginer que ces dérives appartiennent au passé : elles sont présentes aussi bien dans les mentalités contemporaines que dans certains travaux récents.

Ce n’est qu’à partir du recensement de nos a priori, de leur description, que l’on pourra dégager les écrans culturels, voire s’en dégager. Il n’est pas exclu que l’ensemble de nos préjugés repose sur un a priori fondamental, origine d’un malentendu non moins fondamental dont toutes nos incompréhensions ne sont que des épiphénomènes.

Il importe d'abord de savoir comment je vois pour comprendre que l'autre n'est pas forcément là où je regarde et qu'il ne regarde pas forcément dans la même direction.

On ne peut faire l’économie de cette réflexion, de ce repérage critique de nos a priori, si l’on veut, sinon comprendre, au moins poser des questions pertinentes sur l’Autre.

En définitive, il s’agit moins de dire comment l’Autre voit les choses — comment le pourrait-on ? —, mais comment il ne les voit pas, comment il ne les pense pas, et d’en déduire toutes les conséquences.

Pour s’interroger sur l’Autre, encore faudrait-il rendre pensable l’identité de l’Autre, c’est-à-dire envisager l’altérité.

Sait-on vraiment quelque chose à ce sujet ? Les certitudes émanent de l’opinion, les convictions de la croyance, elles ont peu à faire avec le savoir. Une réflexion épistémologique, une analyse critique de nos propres discours s’imposent. Plutôt que de continuer à parler de l'autre, il faut commencer à comprendre comment nous avons parlé de lui.

Dans un mouvement de réflexion dont elle a tout à gagner, il nous a semblé qua'une démarche anthropologique, comme préalable à sa progression, devait d'abord s'interroger sur ses propres discours, sur ses propres parcours.

C’est la raison pour laquelle nous avons voulu mettre à la question les textes eux-mêmes, non pas en les recouvrant sous un autre texte critique, mais en les laissant parler. Le discours occidental, dans sa permanence et son épaisseur, est tout entier en eux : il suffit de le pointer du doigt, d'en souligner les itinéraires. Un peu comme la lettre volée dans la nouvelle d’Edgar Poe, il se dérobait d’autant mieux à la quête critique qu’il n’était pas caché : son évidence fut le gage même de sa discrétion. Le montrer là où il est, c’est-à-dire révéler qu’il est, épuise sans doute l’essentiel de l’effort critique.

La satisfaction d’avoir trouvé la lettre ne doit toutefois pas nous détourner d’ouvrir l’enveloppe et d’en lire le contenu. Finalement, tout le monde a bien vu cette lettre, et s’en est désintéressé parce que le message semblait connu d'avance. La critique avait précédé la lecture. Le vaisseau de Wallis s’ancrait en 1767 dans la baie de Matavai alors que le mythe du bon sauvage avait déjà fait long feu...

Or, précisément, le discours occidental a dit et continue de dire autre chose : le bon sauvage n’est qu’un personnage anecdotique et secondaire de l’histoire anthropologique. Aussi, avons-nous pris le parti d’accorder le plus de place possible à ces voix diverses qui participent toutes à l'écriture de notre roman culturel. Notre rôle s'est borné à dénouer les intrigues de la narration, à montrer les enjeux de l'imaginaire, écrire la morale implicite de la fable.

 

I motu mai i whea te rimu o te moana1 ?

Depuis les « îles flottantes » de Wallis, Bougainville et Cook jusqu’à la pirogue Hokule’a, bien des périples ont eu lieu, bien des dérives ont été tracées, chacune de ces expéditions suivant une voie qui lui était propre. Un satellite guide automatiquement désormais les navires, tandis que le pilote ma’ohi réapprend à lire dans le ciel.

Ces tentatives récentes et répétées de retrouver dans la nuit l’avei’a, le chemin d’étoiles des ancêtres, montre assez que la pirogue polynésienne trace sur l’océan les signes d’une histoire qu’elle veut écrire comme si celle-ci avait pu s’écrire sans elle... L’océan a ses sirènes, ses abysses et ses colères, il porte sur son dos ces frêles va’a qui obstinément creusent le sillage d’un sens incertain. Logos* flottant, perdu ou éperdu, sur un muthos* où s’immergent tous les points de l’horizon, devant et derrière, mua e muri.

Tout voyage se fait dans le temps comme dans l’espace, il n’est pas de retour possible. « Le voyageur revient à son point de départ mais il a vieilli entre temps ! [...] Ulysse est maintenant un autre Ulysse, qui retrouve une autre Pénélope... Et Ithaque aussi est une autre île, à la même place, mais non pas à la même date : c’est une patrie d’un autre temps 2. » C’est assez dire que tout itinéraire est initiation. Un océan a été traversé, définitivement. Une terre nouvelle qui émerge au lointain, c’est aussi la naissance de nouveaux hommes. À commencer par les navigateurs que le voyage et la perspective de quelque Terra Incognita auraient dû transformer. L’initiation est métamorphose. En changeant de lieu, le logos doit découvrir une nouvelle topographie. Débarquer, c’est investir un nouvel espace mental, inventer de nouveaux mots. Du moins cela devrait être ainsi. L’histoire pourtant raconte une autre histoire. Dans sa course héroïque à travers le Pacifique, le pilote ma’ohi laisse dans son sillage un chapelet d’îles où s’égrène toujours le même nom : Savaii 3, Hava’i 4 , Hawaii5 , Havaiki 6... quête nostalgique, inlassable, de l’Havaiki nui, terre promise mythique. Plus tard, d’autres chercheront mutatis mutandis, la Terra Australis Nondum Cognito, l’El Dorado ou une Nouvelle Cythère.

La métamorphose n’est jamais complète. Il y a rencontres, conflits, échanges, découvertes : rien ne sera plus jamais pareil pour les arrivants ni pour les indigènes visités, mais rien n'a vraiment changé non plus. L'exploit n'est que technique. Le navire du logos n’a pas triomphé de l’océan mythique. Des guerres tribales déchirent Tahiti, un nouveau dieu et ses adeptes veulent capter le mana, centraliser le pouvoir mais on décrit l’île de l’amour où règnent des rois ou des reines exotiques, avec leur cour et leur peuple-enfant. Le fer remplace la pierre taillée mais ce sont toujours des ligatures sacrées qui donnent à l’outil son mana : l’herminette européenne sera dédaignée au profit de la hache dont on peut détacher la cognée métallique afin de la lier, selon le rituel, à son manche pour la transformer en... herminette ma’ohi 7. Pour le dire clairement, le vaisseau européen et la va’a polynésienne prennent bien un peu l’eau mais ils ne baignent pas, nonobstant toute promiscuité spatio-temporelle, dans le même océan. Ils transportent chacun un monde avec son cosmos, ses dieux et ses hommes.

Précisément, considérons un peu les premiers voyageurs européens : est-on bien sur qu'une houle rousseauiste les ait portés jusqu'aux rives tahitiennes ? Ni Diderot ni Bricaire de la Dixmérie ne sont jamais allés en Polynésie. Commerson partage trop avec Rousseau la passion des herbiers pour être autre chose qu’un naturaliste nostalgique et taxinomique, incapable de voir ce qui ne possède pas au préalable une étiquette.

Des baleinières, ce sont moins les disciples de Rousseau que des personnages de Voltaire qui ont débarqué. Les grands témoins ne doivent guère à l'auteur du Contrat Social, pas même Bougainville qui a finalement vu si peu et dont le Journal contient bien des réserves à l’égard de Rousseau. Wallis, Cook, Bligh, Morrison, Ellis, Davies, Nott, Orsmond, Moerenhout... aucun de ceux-ci n’adhèrent de près ou de loin à la thèse d’un homme naturel, ni bon, ni méchant, solitaire, libre et heureux. Il leur aurait fallu au préalable se crever les yeux... et renoncer ˆ leurs convictions. En fait, les « îles flottantes » sont surtout occupées par une population de Pangloss et de Candide. Il y a ceux qui expliquent tout et ne comprennent rien : le sens prolifère et leur masque la vue, et ceux qui voient tout et n'expliquent rien : le sens fait défaut et rend impossible le discours... Nous sommes tous un peu cet être bifide, mi-Pangloss, mi-Candide, mi-logorrhée, mi-chandelle, mi-fantasme, mi-étonnement...

Quid des piroguiers ? Cette histoire reste à écrire par une plume ma’ohi.

Cet itinéraire textuel n’est toutefois pas réservé à un lecteur popa’a : il propose sans complaisance aucune un voyage sur cet océan de mots, occidentaux il est vrai, mais qui prétendait border et circonscrire le monde polynésien. Encore une fois, tout voyage doit être initiation, c’est-à-dire aussi épreuves, douleurs. Le lecteur ne doit pas en sortir indemne : bien des pièges lui sont tendus. Parler c'est courir un risque, le risque de trahir ce qui en nous se dit contre nous. Le parti a été pris de remonter le cours des dérives langagières, d'indiquer les errances de la raison ou les voies périlleuses de l’anthropologie. Dans ce flot de jugements, est-on bien sûr de ne pas y reconnaître parfois le sien ? D’avoir à y renoncer, c’est le début de la métamorphose.

Boussole déréglée, sextant faussé, pirogue démâtée... il est temps pour tout le monde d’apprendre à lire dans les étoiles : elles indiquent toutes les routes, les anciennes et les nouvelles, les possibles et les improbables, tant il est vrai que « rien ne donne plus de sens que de changer de sens » 9.…

Page 32/236